Philosophie et esthétique : l'hallucination de l'expérience artistique

Au-delà de ses styles distincts, la peinture émerge toujours d'une logique de sensations ; de l'effet sensoriel des couleurs et des formes, dans un « hors » de la profondeur des simples concepts. Une pensée visuelle et sensible doit adhérer à la façon dont l'œil et le cerveau du peintre s'unissent. C'est ce que propose L'Œil-Cerveau : Nouvelles histoires de la peinture moderne , par Éric Alliez , avec la collaboration de Jean-Clet Martin (Cactus, série Occursus), traduit par Víctor Goldstein.
Eric Alliez, philosophe et professeur d'université français.
Éric Alliez est un philosophe et professeur d'université français. Il a dirigé la compilation de Gilles Deleuze : Une vie philosophique et l'édition scientifique de l'œuvre du sociologue et criminologue Gabriel Tarde. À l'instar de Deleuze et de Guattari, Alliez allie philosophie et ontologie politique dans un amalgame d'esthétique et de critique d'art.
Jean-Clet Martin est un peintre et philosophe passionné, disciple de Jean-Luc Nancy . Il déploie son énergie intellectuelle dans des fictions et des essais qui mêlent art et philosophie. Il dirige également la collection « Bifurcations » aux éditions françaises Kimé.
La philosophie réside dans le concept et, à partir de là, tente parfois de considérer le « dehors sensoriel » exploré par les arts visuels. C'est là que commence sa difficulté à traduire la vision en parole.
Le romantisme a tenté de forger sa synthèse entre les arts, dans son oscillation entre le visible et l'invisible. Du point de vue de la phénoménologie, Edmund Husserl a réduit le sensoriel externe à une pure « perception » de la conscience . Mais le stade primaire de la pensée plastique palpite dans la relation entre l'œil et le cerveau.
C'est pourquoi Alliez et Martin précisent que « ce livre s'attache à retracer les mutations de la relation entre l'Œil et le Cerveau – l'Œil-Cerveau – », un espace méthodologique permettant de recréer l'expérience d'une pléthore d'artistes sélectionnés à partir de la « cérébralisation de l'Œil », en tant que dimension « psychophysiologique » des sensations, ancrée dans la notion d'« hallucination ». Toute sensation, toute image est, par nature, « hallucinatoire ». En ce sens, dans l'épigraphe de l'ouvrage en question, le théoricien naturaliste Hippolyte Taine affirme : « La perception externe est une hallucination véridique. » Ainsi, lorsque Taine se réfère à Balzac, il affirme que, dans la vision de l'artiste, « l'intensité de l'hallucination est la seule source de vérité ».
L'Œil-Cerveau : Nouvelles histoires de la peinture moderne, d'Éric Alliez, avec la collaboration de Jean-Clet Martin (Cactus, série Occursus), traduit par Víctor Goldstein.
Dans son expérience esthétique, la peinture moderne est déterminée par son « diagramme pictural », qui représente les relations entre différents concepts et éléments ; elle est incompréhensible au regard des principes fondamentaux de la philosophie post-cartésienne. Par conséquent, « l'Œil-Cerveau du peintre fait l'expérience d'une modernité irréductible aux notions philosophiquement courantes de sujet et d'objet ».
Dans cet horizon de compréhension de la plasticité artistique, les auteurs centrent d'abord leur analyse sur Goethe. Le dramaturge, philosophe et poète de Weimar, qui exerça une forte influence sur le Romantisme, médite sur la couleur dans sa Théorie des couleurs (Farbenlehre) de 1810. À l'instar du prisme de Newton, la perspective scientifique étudie la lumière comme diffraction en « rayons », selon les lois de l'optique. Cependant, la lumière n'est pas visible sous forme pure ou abstraite ; elle apparaît toujours sous la forme d'une « image lumineuse » qui rend visible le monde des couleurs. C'est pourquoi l'auteur de Faust affirme : « Nous nous identifions alors à la couleur. L'œil et l'esprit sont à l'unisson avec elle. » Et en prêtant attention à la couleur, la peinture « est capable de produire sur la toile un monde visible bien plus parfait que le monde réel ». Ainsi, ce qui est peint émerge de la nature, mais constitue une « vérité intérieure » de l'artiste qui ne peut être réduite à une « ressemblance extérieure ».
Sous l’influence de Goethe, le romantique Delacroix s’éloigne de la « gamme neutre et froide, proche du gris » de la couleur, de sorte que, dans sa peinture, une « vérité supérieure de la vie » s’exprime à travers une couleur « rythmée et chaude ».
Éric Alliez et Maurizio Lazzarato, auteurs de Cartographie possible du capitalisme.
Dans les premières œuvres impressionnistes d'Édouard Manet, la composition harmonieuse est remplacée par « le cadrage (erroné), la présentation d'un monde brisé » ; l'image ne renvoie plus au « sens dur et solide de la chose », mais à un œil-cerveau qui ne s'adapte qu'au « contour des objets ». Chez Georges-Pierre Séraut, l'œil devient une « machine-œil » anonyme lorsque l'image saisit la manière dont il impacte simultanément la rétine et l'esprit.
Paul Gauguin, de son côté, évoque la nature sauvage de Tahiti , mais lorsque son œil voit la vie ou la nature, il obtient des « symphonies » qui ne représentent rien de réel « au sens vulgaire du terme » ; c’est la peinture comme musique qui, sans idées ni images, exprime « les mystérieuses affinités entre notre cerveau et de tels arrangements de couleurs et de lignes ».
Ce tableau de Paul Gauguin de 1899, intitulé « Maternité II », a été vendu 39,2 millions de dollars chez Sotheby's à New York le jeudi 4 novembre 2004. Ce tableau, datant de la période tahitienne de l'artiste, témoigne de sa fascination pour le mystère des tropiques et de leurs habitants. Photo : AP_Sotheby's.
Et Cézanne, dans sa tentative de peindre le monde tel qu’il se présentait à ses yeux, l’Œil-cerveau, l’œil de l’individu cézannien, « n’est rien d’autre qu’un réceptacle de sensations, un cerveau, un appareil d’enregistrement ».
L'expérience artistique ainsi, dans ses multiples replis et artistes, selon Alliez et Martin, est illuminée par le phare magnétique qui s'élève au point de rencontre de l'œil et du cerveau.
Ierardo est philosophe, enseignant et écrivain. Auteur de « Le Réseau des réseaux ». Son site web culturel : www.estebanierardo.com
Clarin